25 avril 2017

Andreï Doronine, l’interview en roue libre

 
Thierry Marignac, Andreï Doronine et Pierre Fourniaud
Andreï Doronine est un sacré personnage... L'allure d'un lutin capable d'apparaître et de disparaître à volonté, l'expression étonnée et un peu méfiante de quelqu'un qui se demande ce qu'on lui veut, et puis finalement, finalement... Andreï Doronine est, surtout, un auteur singulier, et sa parole est à la hauteur de ses mots sur le papier, ce qui n'est pas peu dire (voir ici la chronique de son Transsiberian Back2Black). Après avoir lu des extraits de son recueil de nouvelles pour les lecteurs de la Librairie du Globe, il a bien voulu se prêter au jeu des questions et des réponses, qu'il en soit remercié. Un grand merci aussi à son traducteur et directeur de collection, Thierry Marignac, qui a su faire passer bien davantage que des mots, et à Pierre Fourniaud, son éditeur, pour avoir permis cette rencontre... et participé activement à l'interview.
Une fois installé à la table d'une brasserie parisienne, Andreï Doronine se déclare "toujours prêt"... On y va. La première question, en forme de  réaction, viendra de Pierre Fourniaud.

PF: Toujours prêt, comme les scouts ? Vous êtes né en 1980. Gardez-vous des souvenirs de la période d'avant la perestroïka ?
AD : Oui , j'ai été scout, et la chef, c'était une fille ! Je la voyais se faire sauter par son copain dans l'escalier... J'ai le souvenir des files d'attente : pour le beurre, le tabac... Mes parents échangeaient les tickets pour la vodka contre des tickets de nourriture.
 
PF: Est-ce que le changement a été brutal, ou bien est-ce que ça s'est fait en douceur ?
AD: Je me souviens que ça a été très vite. De l'apparition du ministre des Finances à la télé, et du jour au lendemain, les gens n'avaient plus rien. Mais de toute façon, malgré que mon père ait été ingénieur, mes parents n'avaient pas grand-chose... Mon père a décidé de faire des affaires, mais à l'époque, personne ne savait comment faire des affaires. De drôles d'affaires, suffisamment sérieuses pour qu'on poursuive ma famille. Nous déménagions tout le temps.
 
PF: Vous êtes-vous demandé ce qu'aurait été votre vie sans le changement de régime ?
AD: Vu d'aujourd'hui, ça n'aurait probablement rien changé. Simplement, je n'aurais pas acheté des seringues allemandes. En fait, finalement, la perestroïka n'a pas changé grand-chose dans le pays.
 
PF : Alors que nous, Français moyens, on a eu l'impression que les affaires de drogue et de criminalité étaient apparues avec l'occidentalisation...
Thierry Marignac et Andreï Doronine à la librairie du Globe
V : Qu'avez-vous lu quand vous étiez adolescent, y a -t-il eu des lectures qui ont déclenché l'envie d'écriture chez vous ?
AD: Mon manque de goût pour Dostoïevski a commencé dès l'enfance. Il y avait une grande bibliothèque à la maison, à cause de mon grand-père. Très jeune, j'ai lu tous les classiques, les œuvres complètes de Dumas par exemple, puis je suis passé au fantastique et à la science-fiction russe. Puis j'ai lu... n'importe quoi ! Donc quand je me suis mis à écrire, il y avait un grand écart avec ce que j'avais lu jeune. Je ne voulais pas ressembler à qui que ce soit. Je voulais écrire sur les drogues, et je ne croyais pas à ce qui avait déjà été écrit. En plus, j'écrivais sous forme épistolaire, ce qui donne un côté particulier.
 
V : Vous pouvez revenir sur votre détestation de Dostoïevski ?
AD : Ses personnages sont toujours dans des conflits intérieurs qui font des centaines de pages, assez sombres. Sans doute que je me mettais à la place de ces personnages. Et puis il y a eu un moment très désagréable : j'étais dans une période de folie due aux drogues, et j'ai conçu l'idée de commettre un crime. Si cette folie s'était concrétisée... C'est peut-être pour ça que je n'aime pas Dostoïevski.
 
V : Que pensez-vous de Gogol par exemple ? Pensez-vous que la littérature est un reflet de la société ambiante ?
AD : J'aime la façon dont Gogol décrit les personnages et les situations. Il me semble qu'il avait le sens de l'humour, et ça, ça me plaît beaucoup. Il ne décrit pas les personnages de fond en comble, il lui suffit de choisir tel ou tel détail. Par exemple, ce personnage qui consacrait 45 mn par jour à cirer ses pompes. Ce détail-là en dit beaucoup.
 
V : Que pensez-vous du fait que votre livre porte la mention "roman noir" en France ?
AD : Ça ne me dérange pas...
 
V : Revenons à l'humour. Le vôtre est très noir et très absurde. Est-ce que vous écrivez seulement quand vous êtes abstinent ? Est-ce le seul moyen de faire passer des choses insupportables ?
AD : Non, je n'écris pas seulement en période d'abstinence. Pour en revenir à ce qu'a été ma vie, voilà un exemple. A une époque, je travaillais avec un groupe de musique local, et le gars qui jouait des claviers adorait se balader en uniforme nazi pour vendre de la drogue. On partait en tournée, il a mis son uniforme, il a pris 100 g d'amphétamine, et on est sortis pour essayer d'arrêter une voiture qui pourrait nous emmener à la gare. Au bout de 10 mn, une voiture s'est arrêtée, on a commencé à parler du prix du trajet. Au bout d'à peine 20 m, deux voitures de police nous ont arrêtés. J'ai eu très peur. D'abord, il y avait les amphétamines, puis l'uniforme nazi... Les flics ont sorti le chauffeur de la voiture et ont commencé à virer les enjoliveurs. Dedans, il y avait de la dope. Du coup, ils ont enregistré nos dépositions, ont compris qu'on était juste passagers, ils se sont excusés, nous ont souhaité une bonne tournée et nous ont emmené à la gare. Voilà un événement bien réel qui fait partie du théâtre de l'absurde. Si tu y réfléchis, ça paraît drôle, mais en fait, c'est effrayant.
 
V : Tout le livre est comme ça !
AD : C'est ma vie. Il s'est passé beaucoup de choses étranges dans ma vie.
 
V : Oui, il y a en permanence cette dualité entre le spectaculaire, la peur, et l'absurde dans votre livre.
AD : Ma forme de défense, quand j'ai peur, c'est de plaisanter.
 
TM : Il y a une chose quand même, très spécifique à la défonce. Si on n'en parle pas comme ça, on ne peut pas en parler... Moi, je n'ai pu l'écrire, mon histoire de défonce, que sur le mode de la satire.
AD : Oui, il y a des trucs tellement effrayants... Est-ce que vous avez traduit le récit où on vend  de la défonce avec des hamsters?
 
TM : Oui, bien sûr !
AD : Aujourd'hui, quand mon chat est malade, je suis prêt à faire 100 km pour l'emmener chez le vétérinaire. A l'époque, ça ne me dérangeait pas de me servir de hamsters pour mes petits trafics !
Andreï Doronine face à ses lecteurs à la librairie du Globe

V : Est-ce que le format court des nouvelles ne risque pas d'être un peu bloquant par la suite ?
AD : Bien sûr, il y aura une fin à ce format-là. Faire quelque chose d'une autre dimension, je m'y essaye, mais je ne suis pas encore prêt. Peut-être parce que je suis paresseux. J'ai encore de quoi faire un autre livre. Il faut que je crache ces choses-là : une fois que je les ai crachées, ça ne me dérange plus. Une fois que j'aurai craché ça, je serai prêt pour autre chose.
 
V : Ce qui caractérise votre style : le sens de l'ellipse, de la chute, de l'humour, de la narration, est-ce spécifique à la nouvelle ?
AD : Je ne sais pas... Ça se passe dans ma tête, c'est un processus assez long, il y a des connexions qui se font, comme dans la dope en fait. Mais une fois que c'est prêt, je les crache comme ça, mes histoires. Je ne reste pas assis devant mon ordinateur à méditer devant telle ou telle ligne, ça sort d'un coup. Je ne travaille pas sur la structure : il m'arrive de ne pas savoir comment ça va commencer ni comment ça va finir. Tout à coup, je me rappelle un truc, ça travaille dans ma tête et c'est comme ça que se construit l'histoire. Je ne sais pas moi-même comment l'expliquer. Il est possible que ce soit comme ça parce qu'il s'agit d'événements qui me sont arrivés, bien que j'aie des récits sur d'autres thématiques qui sortent de la même manière. J'ai une histoire comme ça : un vieux sort de son isba, trouve une télé, la rapporte chez lui, la regarde, et se rend compte qu''il a une influence sur ce qui se passe à la télé. Il invite ses voisins, et bientôt tout se passe très mal...


Thierry Marignac et Andreï Doronine, détente...

V : Avez-vous lu les auteurs de nouvelles américains, comme Brautigan, Carver...
AD : Non, les auteurs américains me sont passés au-dessus de la tête.
 
V : Si on terminait avec la ville, Saint-Petersbourg, avec les deux faces : la face cachée que vous décrivez, et la face touristique que tout le monde connaît.
AD : Ce sont aussi les caractéristiques des deux villes où j'ai vécu, Norilsk et Petersbourg. A Norilsk, ce qui est intéressant, c'est que le centre ville a été construit par des architectes qui avaient été envoyés au goulag. Mais ils étaient de Petersbourg. Ce qui veut dire que ces deux villes se ressemblent. Derrière les jolies façades, il y a l'effondrement et la saleté. Mystification ! A Petersbourg, c'est à la fois magnifique et ça s'écroule, le brillant sur les façades et la lèpre en-dessous, ce qui donne une certaine beauté, la beauté du déclin.

Andreï Doronine, Transsiberian Back to Black, traduit du russe par Thierry Marignac, collection Zapoï, La Manufacture de livres

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